Endnotes

Endnotes1
  1. Bring out your dead
  2. When Insurrections Die
  3. Normative History and the Communist Essence of the Proletariat
  4. Human, all too human?
  5. Love of Labour? Love of Labour Lost…
  6. Much Ado About Nothing
  7. Afterword

Sortez votre macchab’!

Sortez votre macchab’!1

«La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants […] La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase.2

Si cela était vrai au moment où Marx l’écrivait, quand on ne pouvait parler de communisme qu’au futur, cela l’est d’avantage aujourd’hui, à présent qu’anarchistes et communistes peuvent parler de leurs propres «histoires», ils parlent certes peu des autres. Le marxisme lui-même est maintenant une tradition de générations passées, et même les situationnistes tardifs semblent connaître des difficultés à «quitter le XXe siècle»3.

Nous n’écrivons pas cela avec une admiration particulière pour le présent, ou d’un quelconque désir conséquent de mettre la théorie communiste «à la mode». Le XXIe siècle – tout autant que le précédent – est façonné par la contradiction entre le travail et le capital, la séparation entre le travail et la «vie», et par la domination des formes abstraites de la valeur sur chaque chose. Il en coûte toutefois autant de le quitter que le précédent. Déjà, le «XXe siècle» familier aux situationnistes, ses contours des rapports de classe, sa temporalité du progrès, et ses horizons post-capitalistes est clairement derrière nous. Nous nous sommes lassés des théories du nouveau – avec le post-modernisme, le post-fordisme, et chacune des nouvelles productions universitaires – pas tellement parce qu’elles ont échoué à saisir une continuité essentielle, mais parce que la restructuration capitaliste des années 1970 et 80 n’est plus une nouveauté.

Dans ce premier numéro d’Endnotes, nous avons rassemblé une série de textes (en substance, un échange entre deux groupes communistes français) ayant tous trait à l’histoire des révolutions du XXe siècle. Comme le montrent les textes, l’histoire de ces révolutions est une histoire d’échecs, soit parce qu’elles furent écrasées par la contre-révolution capitaliste, soit parce que leurs «victoires» prirent elles-mêmes la forme de contre-révolutions – établissant des systèmes sociaux qui, en s’appuyant sur l‘échange monétaire et le travail salarié, échouèrent à transcender le capitalisme. Pourtant, ces dernières ne furent pas simplement une «trahison»; pas plus que les premières ne furent le résultat d’«erreurs stratégiques» ou de «conditions historiques» manquantes. Lorsque que nous posons la question de ces échecs, nous ne pouvons pas avoir recours au «et si» hypothétiques – blâmant pour la défaite des mouvements révolutionnaires toute autre chose (meneurs, formes organisationnelles, idées fausses, conditions immatures) que les mouvements eux-mêmes dans leur contenu déterminé. C’est la nature de ce contenu dont il est question dans l’échange qui suit.

En publiant de tels textes «historiques», nous ne souhaitons pas encourager un intérêt pour l’histoire en tant que telle, ou réveiller un intérêt pour l’histoire des révolutions ou le mouvement ouvrier. Nous espérons qu’en prenant en compte le contenu des luttes du siècle dernier nous aiderons à saper cette illusion que cela est, d’une façon ou d’une autre, «notre» passé, quelque chose à préserver ou protéger. Le commandement de Marx nous rappelle la nécessité de se défaire du poids mort de la tradition. Nous irions jusqu’à dire qu’à l’exception de la reconnaissance de la rupture historique qui nous sépare d’eux, nous n’avons rien à apprendre des échecs des révolutions du passé – nul besoin de les rejouer pour découvrir leurs «erreurs» ou décanter leurs «vérités» – qu’il serait en tous cas impossible de répéter. En dressant le bilan de cette histoire, en assumant son dépassement, nous traçons une ligne qui privilégie les luttes contemporaines.

Les deux parties en cause dans l’échange que nous publions, Troploin et Théorie Communiste, ont toutes deux émergé d’une tendance du début des années 1970 qui, sur la base des nouvelles caractéristiques de la lutte de classe, s’est appropriée de façon critique l’ultra-gauche historique dans ses variétés germano-hollandaise (communiste de conseils) et italienne (bordiguiste), tout autant que le travail récent de l’Internationale Situationniste et de Socialisme ou Barbarie. Avant que nous puissions introduire les textes eux-mêmes nous devons donc introduire le contexte commun.

Du refus du travail à la «communisation»

Lorsque Guy Debord écrivait «Ne travaillez jamais» sur le mur d’une allée de la rive gauche en 1954, le slogan, repris de Rimbaud5. Déjà, pour les surréalistes, de concert avec d’autres révolutionnaires hétérodoxes (c’est-à-dire Lafargue, des éléments des IWW, aussi bien que le jeune Marx), l’abolition du travail était reléguée à un horizon utopique, de l’autre côté de la révolution, définie dans son immédiateté par le programme socialiste de la libération du travail – le triomphe du mouvement ouvrier et l’accession de la classe ouvrière à la position de nouvelle classe dirigeante. Le but de l’abolition du travail aurait ainsi été atteint, paradoxalement, premièrement au travers de la suppression de toutes les limitations du travail (c’est-à-dire le capitaliste comme un parasite du travail, les rapports de production comme une entrave à la production) – par là étendant les conditions de travail à tous («ceux qui ne travaillent pas ne mangent pas») et récompensant le travail à la juste part de la valeur qu’il produit (à travers différents schémas de comptabilité du travail).

L’évidente contradiction entre les moyens et les fins, mise en évidence par les relations houleuses des surréalistes avec le Parti communiste français, était typique des théories révolutionnaires tout au long de la phase ascendante du mouvement ouvrier. Des anarchosyndicalistes aux staliniens, le large panorama de ce mouvement plaçait ses espoirs de renversement du capitalisme et de la société de classes en général, dans la montée en puissance de la classe ouvrière à l’intérieur du capitalisme. A un moment donné, le pouvoir ouvrier devait s’emparer des moyens de production, conduisant à une «période de transition» vers le communisme ou l’anarchisme, une période qui ne connaîtrait pas l’abolition de la situation de la classe ouvrière, mais sa généralisation. Ainsi, le but ultime de l’élimination de la société de classes coexisterait avec la large variété des moyens révolutionnaires qui avaient été fondés sur sa perpétuation.

L’Internationale Situationniste (IS) hérita de l’opposition des surréalistes entre les moyens politiques concrets de la libération du travail et le but utopique de son abolition. Sa réussite principale fut de transposer une opposition externe médiée par la transition du programme socialiste en une activité interne plus adéquate à leur conception de l’activité révolutionnaire.. Cette dernière consistait en une réélaboration radicale de la libération du travail, suivant des lignes qui soulignaient le refus de toute séparation entre l’action révolutionnaire et la transformation totale de la vie – une idée exprimée implicitement dans leur projet original de «créer des situations». L’importance de ce développement ne doit pas être sous-estimée, dans la mesure où la «critique de la séparation» impliquait ici une négation de tout hiatus temporel entre les moyens et les fins (et donc de toute période de transition), aussi bien qu’un refus de toute médiation synchronique – insistant sur une participation universelle (directe, démocratique) à l’action révolutionnaire. Déjà, du fait de cette capacité à repenser l’espace-temps de la révolution, le dépassement par l’IS de l’opposition entre libération et abolition du travail consistait finalement en la réunion des deux pôles en un autre, en une unité immédiatement contradictoire, transposant l’opposition entre moyens et fins en une opposition entre forme et contenu.

Après leur rencontre avec le groupe néo-conseilliste Socialisme ou Barbarie au début des années 1960, l’IS adopta corps et âme le programme révolutionnaire du communisme de conseils, louant le conseil – l’appareil par lequel les ouvriers autogèreraient leur production et, conjointement avec les autres conseils, s’empareraient de toute la puissance sociale – comme «forme finalement achevée» de la révolution prolétarienne. Dès lors, tout le potentiel et les limites de l’IS étaient contenus dans la tension entre leur appel à «abolir le travail» et leur slogan central «tout le pouvoir aux conseils ouvriers». D’un côté le contenu de la révolution était d’amener une remise en question radicale du travail lui-même (et non simplement de son organisation), avec le but de dépasser la séparation entre travail et loisir; alors que de l’autre côté la forme de cette révolution était la prise en mains par les ouvriers de leurs ateliers et leur gestion démocratique.6 Ce qui a empêché l’IS de dépasser cette contradiction, c’était que les polarités de contenu et de forme étaient toutes deux ancrées dans l’affirmation du mouvement ouvrier et la libération du travail. Pour autant que l’IS se soit approprié la préoccupation de l’aliénation du travail à partir du jeune Marx (et des enquêtes sociologiques de Socialisme ou Barbarie), ils voyaient cependant la critique de cette aliénation rendue possible par la prospérité technologique du capitalisme moderne («la société des loisirs» issues des potentialités de l’automation) et par les bataillons du mouvement ouvrier qui étaient capables tout à la fois de contraindre (dans leurs luttes quotidiennes) et de s’approprier (dans leurs conseils révolutionnaires) ces avancées techniques. C’était donc sur la base d’un pouvoir ouvrier sur les lieux de production qu’ils voyaient l’abolition du travail devenant alors possible, d’un point de vue organisationnel et technique. En transposant les techniques des cybernéticiens et les attitudes des anti-artistes bohèmes dans les mains calleuses et aguerries de la classe ouvrière organisée, les situationnistes furent capables d’imaginer l’abolition du travail comme le résultat direct de sa libération; c’est-à-dire d’imaginer le dépassement de l’aliénation comme résultat d’une restructuration technico-créative de l’atelier par les travailleurs eux-mêmes.

En ce sens, l’IS représente le dernier acte de foi sincère dans une conception révolutionnaire de l’autogestion comme partie intégrante du programme de libération du travail. Mais sa critique du travail sera reprise et transformée par ceux qui cherchèrent à théoriser les nouvelles luttes qui émergèrent lorsque le programme entra dans une crise irréversible durant les années 1970. Ces derniers entendront cette critique comme ancrée, non pas dans l’affirmation du mouvement ouvrier, mais dans les nouvelles formes de luttes qui coïncidaient avec sa décomposition. Toutefois, dans les écrits de Invariance, La Vieille Taupe, Mouvement Communiste et autres, cette tentative de dépasser la contradiction centrale de l’IS s’exprimera tout d’abord dans une critique du «formalisme», la prééminence de la forme sur le contenu, dans l’idéologie du communisme de conseil.

La critique du conseillisme

Contrairement aux prescriptions de l’IS, les ouvriers qui prirent part aux grèves massives de Mai 68 en France ne s’emparèrent pas des moyens de production, ne formèrent pas de conseils, ou n’essayèrent pas de placer les usines sous contrôle ouvrier8 . Dans les luttes de classe les plus importantes des années suivantes, plus particulièrement en Italie, la forme conseil, en substance le paradigme de la radicalité prolétarienne du cycle précédent (Allemagne 19, Italie 21, Espagne 36, Hongrie 56), était notoirement absent. Pourtant, ces années virent paradoxalement une montée de l’idéologie conseilliste, alors que la perception d’une classe ouvrière de plus en plus incontrôlable et la viabilité décroissante des vieilles organisations semblait indiquer que la seule chose qui faisait défaut était une forme plus adéquate aux luttes spontanées et non hiérarchisées. Dans ce contexte, des groupes tels que Informations Correspondance Ouvrières (ICO) en France, Solidarity en Angleterre, Root and Branch aux Etats-Unis, et dans une certaine mesure le courant opéraïste en Italie, s’employèrent à ranimer un intérêt pour la Gauche germano-hollandaise en blâmant les vieux ennemis du conseillisme – tous les partis de gauche et les syndicats, tous les «bureaucrates» dans le langage de l’IS – pour l’échec de chaque nouvelle insurrection.

Cela ne prendra pas longtemps pour que cette perspective soit mise à l’épreuve, et cette épreuve prendra au départ la forme d’une résurgence de l’autre tradition de la gauche communiste. Sous la conduite intellectuelle d’Amadeo Bordiga, la Gauche italienne a longtemps critiqué le communisme de conseils (que, dans «le gauchisme, maladie infantile du communisme», Lénine amalgame à la Gauche italienne) pour sa promotion de la forme sur le contenu, et sa conception non-critique de la démocratie10.

La critique du travail, bis

En elle-même, cette critique du communisme de conseils ne pouvait que mener à retravailler les thèses canoniques de la Gauche italienne, soit au travers d’une critique immanente (façon Invariance), soit en développant une sorte d’hybride italo-allemand (façon Mouvement Communiste). Ce qui fournit l’impulsion pour une nouvelle conception de la révolution et du communisme (comme communisation) ne fut pas simplement une compréhension du contenu du communisme dérivant d’une lecture serrée de Marx et de Bordiga, mais aussi l’influence de toute une vague de luttes de classe de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui donnèrent un sens nouveau au «refus du travail» comme contenu spécifique de la révolution.

Au début des années 1970, les journalistes et les sociologues commencèrent à parler de «révolte contre le travail» touchant toute une nouvelle génération d’ouvriers des industries traditionnelles, avec des taux d’absentéisme et de sabotages croissant rapidement, aussi bien qu’un dénis de l’autorité du syndicat largement répandu. Les commentateurs rejetaient la faute, en vrac, sur: le sentiment de la superfluité et l’insécurité qu’amenait l’automation; l’assurance croissante des minorités traditionnellement opprimées; l’influence d’une contre-culture anti-autoritaire; le pouvoir et le sentiment de légitimité apportés par le boom prolongé d’après-guerre et son «salaire social», gagnait de haute lutte. Quelle qu’ait été la raison de ces développements, ce qui semblait caractériser les nouvelles luttes était une rupture d’avec les formes traditionnelles par lesquelles les ouvriers cherchaient à obtenir le contrôle du procès de travail, laissant seulement l’expression d’un désir apparent de travailler moins. Pour beaucoup de ceux qui avaient été influencés par l’IS, ce nouvel «assaut» prolétarien était caractérisé par un «refus du travail» débarrassé des éléments techno-utopiques et bohèmo-artistiques que l’IS n’avait jamais pu abandonner. Les groupes comme Négation et Intervention Communiste affirmèrent que ce n’était pas seulement la puissance des syndicats qui était sapée par ces luttes, mais tout le programme marxiste et anarchiste de la libération du travail et le triomphe du «pouvoir ouvrier». Loin de libérer leur travail, l’amenant sous leur propre contrôle et l’utilisant pour prendre le contrôle de la société en autogérant leurs ateliers, dans le Mai français et le «Mai rampant» qui suivit en Italie, la «critique du travail» prit la forme de centaines de milliers d’ouvriers désertant leurs ateliers. Plutôt qu’un signe que les luttes n’étaient pas allé assez loin, l’absence de conseils ouvriers durant cette période fût alors comprise comme l’expression d’une rupture avec ce qui serait connu comme «le vieux mouvement ouvrier».

Le concept de communisation

A l’image de son influence dans la diffusion susmentionnée de la critique du conseillisme, le journal bordiguiste dissident Invariance fut un important précurseur de la réflexion critique sur l’histoire et le rôle du mouvement ouvrier. Pour Invariance, le vieux mouvement ouvrier était partie prenante d’un développement du capitalisme depuis un stade simplement «formel» à un de «domination réelle». Les échecs ouvriers étaient nécessaires puisque c’était le capital qui était constitutif de leur principe d’organisation:

«L’exemple des révolutions allemande et surtout russe montre que le prolétariat fut amplement apte à détruire un ordre social qui faisait obstacle au développement des forces productives, donc au devenir du capital, mais qu’au moment où il s’est agi de fonder une autre communauté, il resta prisonnier de la logique de la rationalité du développement de ces forces productives et s’enferma dans le problème de leur gestion.»11

Ainsi une question qui, pour Bordigua avait était celle d’une erreur théorique et organisationnelle, revenait pour Camatte à définir le rôle historique du mouvement ouvrier dans le capitalisme. L’auto-émancipation de la classe ouvrière signifiait seulement le développement des forces productives, puisque la principale force productive était la classe ouvrière elle-même. On n’eut pas besoin de suivre Camatte dans le désert14.

Dans un texte récent, Dauvé résume ainsi cette considération du vieux mouvement ouvrier:

«Le mouvement ouvrier qui existait en 1900, ou encore en 1936, n’a ni été écrasé par la répression fasciste ni soudoyé avec des transistors et des frigos: il s’est détruit lui-même comme force de changement parce qu’il visait à préserver la condition prolétarienne, et non à la dépasser […] Le propos du vieux mouvement ouvrier était de s’emparer du même monde et de le gérer d’une nouvelle façon: mettre l’oisif au travail, développer la production, introduire la démocratie ouvrière (du moins en principe). Seule une petite minorité, «anarchiste» ou «marxiste», affirmait qu’une société nouvelle signifiait la destruction de l’État, de la marchandise et du travail salarié, bien qu’elle ait rarement défini cela comme un processus, mais plutôt comme un programme à mettre en pratique après la prise de pouvoir […]»15

Contre une telle approche programmatique, des groupes comme Mouvement Communiste, Négation, et La Guerre Sociale préconisèrent une conception de la révolution comme destruction immédiate des rapports de production capitalistes, ou «communisation». Comme nous le verrons, la compréhension de la communisation différait entre les différents groupes, mais elle signifiait essentiellement l’application de mesures communistes dans la révolution – comme condition de sa survie et son arme principale contre le capital. Toute «période de transition» était vue comme intrinsèquement contre-révolutionnaire, non pas juste dans la mesure où elle impliquait une structure de pouvoir alternative qui résisterait «en dépérissant» (cf. les critiques anarchistes de la «dictature du prolétariat»), ni simplement parce qu’elle semblerait toujours laisser les aspects fondamentaux des rapports de production inattaqués, mais parce que la base même du pouvoir ouvrier sur laquelle une telle transition serait érigée était à présent vue comme fondamentalement étrangère aux luttes elles-mêmes. Le pouvoir ouvrier était juste l’autre face du pouvoir du capital, le pouvoir de reproduire les ouvriers comme ouvriers; de ce moment-là, la seule perspective révolutionnaire envisageable serait l’abolition de ce rapport réciproque16.

Communisation et cycles de luttes
Troploin et Théorie Communiste

Le milieu au sein duquel l’idée de communisation a émergé n’a jamais été très uni, et les divisions n’ont fait que croître avec le temps. Certains finirent par abandonner tout ce qui restait du rejet conseilliste du parti et retournèrent à ce qui subsistait de l’héritage de la Gauche italienne, se regroupant autour de sectes ataviques tel que le Courant Communiste International (CCI). Quelques autres considérèrent que la remise en cause du vieux mouvement ouvrier et de l’idée de conseils ouvriers nécessitait un questionnement du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans sa forme la plus aiguë, avec le journal Invariance, cela conduisit à abandonner la «théorie du prolétariat», en la remplaçant par une revendication purement normative de «quitter ce monde», un monde dans lequel la communauté du capital avait, au travers de la domination réelle, supplanté la communauté humaine. Même parmi ceux qui n’allèrent pas aussi loin, il y eut un sentiment durable qu’aussi longtemps que les luttes demeureraient attachées au lieu de production, elles ne pourraient s’exprimer elles-mêmes que comme défense de la condition de la classe ouvrière. Malgré leurs différentes approches, Mouvement Communiste, La Guerre Sociale, Négation et leurs descendants finirent par revendiquer les révoltes ouvrières des années 1970, et le nombre croissant de luttes autour de la reproduction avec lesquelles elles coïncidaient, dans la mesure où elles semblaient échapper aux contraintes de l’identité de classe, libérant la «classe-pour-soi» de la «classe-en-soi», et donc révélant le potentiel de la communisation comme réalisation de la véritable communauté humaine. Quelques personnes associées à cette tendance (particulièrement Pierre Guillaume et Dominique Blanc) porteront la critique de l’antifascisme (partagée dans une certaine mesure par tous ceux qui défendaient la thèse de la communisation) jusqu’à ses dernières extrémités et seront embarqués dans «l’affaire Faurisson» de la fin des années 197018.

Alors que TC développait sa théorie de la restructuration à la fin des années 1970, d’autres poursuivaient dans les années 1980 et 1990, et le groupe Troploin (constitué principalement de Gilles Dauvé et Karl Nésic) a récemment tenté quelque chose du même genre dans Wither the World? et In for a Storm. La différence entre ces conceptions est marquée, pas seulement parce que ce dernier semble s’être, du moins en partie, développé en opposition au premier. L’échange entre Théorie Communiste et Troploin que nous publions ici s’est déroulé durant les dix dernières années et l’accent mis sur l’affirmation que l’histoire révolutionnaire du XXe siècle que l’on trouve dans ces textes, forment différentes conceptions de la restructuration capitaliste et des interprétations opposées de la période actuelle.

Le premier texte, Quand meurent les insurrections, est basé sur une introduction antérieure de Gilles Dauvé à un ensemble d’articles du journal de la Gauche italienne Bilan sur la guerre civile espagnole. Dans ce texte, Dauvé tente de montrer comment la vague de révoltes prolétariennes dans la première moitié du XXe siècle fut écrasée par les vicissitudes de la guerre et de l’idéologie. Ainsi, en Russie, la révolution est sacrifiée à la guerre civile, et détruite par la consolidation du pouvoir bolchévique; en Italie et en Allemagne les ouvriers sont trahis par les syndicats et les partis, par le mensonge de la démocratie; et en Espagne, c’est encore la marche à la guerre (au son de l’antifascisme) qui scelle le destin de tout le cycle, piégeant la révolution prolétarienne entre deux fronts bourgeois.

Dauvé n’interroge pas les luttes tardives des années 1960 et 1970, mais il est évident que les analyses de cette période, comme par exemple la nature du mouvement ouvrier dans son ensemble, enrichissent cette affirmation de ce qui «manquait» dans cette précédente vague de luttes vaincues. Dans la critique de Quand meurent les insurrections, TC attaque ce qu’il considère être la perspective «normative» de Dauvé dans laquelle les révolutions réelles sont opposées à ce qu’elles auraient pu et du être – jusqu’à une formulation jamais-complétement-énoncée d’une véritable révolution communiste. TC s’accorde largement avec la conception de Dauvé de la révolution (c’est-à-dire la communisation) mais le critique pour imposer cette conception de façon anhistorique sur les précédentes luttes révolutionnaires comme évaluation de leurs succès et de leurs échecs (et échouant ainsi à prendre en compte l’émergence historique de la thèse de la communisation elle-même). D’après TC, il s’ensuit que la seule explication que Dauvé est capable de donner de l’échec des révolutions passées est celle, finalement tautologique, qu’elles ne sont pas allées assez loin – «les révolutions prolétariennes ont échoué parce que les prolétaires ont échoué à faire la révolution»20.

Dans les trois textes qui suivent dans l’échange (deux de Troploin et un de TC), un certain nombre de controverses sont explorées, incluant le rôle de «l’humanisme» dans la conception que Troploin a de la communisation, et le rôle du «déterminisme» dans celle de TC (la postface présente notre interprétation de certaines de ces questions comme elle clarifie la plupart des termes). Toutefois, pour nous, l’aspect le plus intéressant de cet échange, la raison pour laquelle nous le publions ici, est qu’il constitue la tentative la plus nette que nous ayons rencontré de poser l’héritage des mouvements révolutionnaires du XXe siècle en termes de conception du communiste, ni comme idéal, ni comme programme, mais comme un mouvement inhérent au monde du capital, qui abolit les rapports sociaux capitalistes sur la base de prémisses actuellement existantes. C’est dans le but d’interroger ces prémisses, de retourner au présent – notre point de départ – que nous cherchons à analyser leurs conditions d’émergence dans les précédents cycles de luttes et de révolution.

  1. «Bring Out Your Dead», référence au film des Monthy Python, Holy Grail, et à la fameuse séquence durant laquelle le charretier, collecteur de cadavres, parcourt la ville, criant «Bring out your dead!».
  2. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, K. Marx, 1851
  3. Leaving the 20th Century: The Incomplete Work of the Situationist International, Christopher Gray, 1974
  4. «Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux!», A. Rimbaud, Qu’est-ce que nous, mon cœur, mai 1871, in Œuvre-vie, Arléa, 1991, p. 181
  5. La révolution surréaliste, N°4 (1925). En pratique, le refus des surréalistes du travail se réduisait souvent aux artistes, avec des dénonciations de l’influence du travail salarié sur la créativité et des revendications de subsides publics pour payer le coût de leurs existences. Même le texte coécrit par Breton et Trotski, Pour un art révolutionnaire indépendant (1938), semble faire un distinguo entre deux régimes révolutionnaires, un pour les artistes/intellectuels, et un pour les ouvriers. «Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle.» De la sorte, une raison pour laquelle les surréalistes ont négligé la contradiction entre la libération et l’abolition du travail a pu être qu’ils voyaient celle-ci comme une problème pour les autres.
  6. Les situationnistes étaient conscients de cette critique potentielle et tentèrent de l’éviter. Dans Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste (IS, N°12, 1969), Riesel écrit «On sait que nous n’avons aucune propension à l’ouvriérisme, sous quelque forme que ce soit», mais continue à décrire comment les ouvriers demeurent la «force centrale» avec les conseils et la révolution. Quand ils vinrent au plus près du questionnement sur l’affirmation du prolétariat, dans la théorie de «l’autogestion généralisée», ils étaient les plus incohérents – «Seul le prolétariat précise, en se niant, le projet d’autogestion généralisée, parce qu’il le porte en lui objectivement et subjectivement.» (Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée, R. Vaneigem, Ibid.). Si le prolétariat porte le projet d’autogestion «en lui-même», il en découle qu’il doit nier ce projet en se «niant lui-même».
  7. L’IS révèlera plus tard l’étendue de leur propre désillusion en affirmant rétrospectivement que les ouvriers avaient été «objectivement, à plusieurs instants, à une heure» de l’établissement de conseils durant les évènements de Mai. (Le commencement d’une époque, IS, N°12, 1969)
  8. Les grèves en France en mai-juin 1968, Bruno Astarian, Echanges et Mouvement, 2003
  9. «Les formules de contrôle ouvrier et gestion ouvrière perdent à plus forte raison toute signification […] Le «contenu du socialisme» ne sera pas l’autonomie du prolétariat, mais sa disparition c’est-à-dire la disparition du salariat, de l’échange, même du dernier, celui qui s’effectue entre monnaie et force de travail, disparition enfin, de l’entreprise. Il n’y aura rien à contrôler ni à gérer, personne face à qui réclamer l’autonomie.» (Les Fondements du communisme révolutionnaire marxiste, A Bordiga, 1957)
  10. Perspectives sur les conseils, la gestion ouvrière, et la gauche allemande, Pierre Nashua (Pierre Guillaume), La Vieille Taupe, 1974. La révolution allemande et le spectre du prolétariat, Carsten Juhl, Invariance, Série II, N°5, 1974
  11. Prolétariat et révolution, A. Camatte, Invariance, Série II, N°6, p. 40.
  12. Camatte, particulièrement au travers de l’influence sur Fredy Perlman, deviendra la principale inspiration de la pensée primitiviste – voir This World We Must Leave and Other Essays, Autonomedia, 1995.
  13. L’idéologie Allemande, K. Marx et F. Engels.
  14. L’idée d’une «période de transition», que l’on trouve notamment dans les écrits politiques de Marx et Engels, a été partagée par presque toutes les tendances du mouvement ouvrier. Durant une telle période, les ouvriers étaient supposés s’emparer du contrôle des appareils politique (léniniste) ou économique (syndicaliste), et les diriger selon leurs propres intérêts. Ceci correspondait à une affirmation commune que les ouvriers pouvaient gérer leurs ateliers mieux que leurs patrons, et donc que s’emparer de la production serait identique à la développer (résolvant les inefficacités, les irrationalités et les injustices). En déplaçant la question communiste (la question pratique de l’abolition du travail salarié, de l’échange, et de l’Etat), au-delà de la transition, le but immédiat, la révolution, devenait un dépassement de certains «mauvais» aspects du capitalisme (l’inégalité, la tyrannie d’une classe parasite, «l’anarchie» du marché, «l’irrationalité» d’activités «improductives»…), tout en préservant des aspects de la production capitaliste dans une forme plus «rationnelle» et moins «injuste» (égalité du salaire et obligation de travailler, l’assurance de la pleine jouissance du produit de chacun après déduction des «coûts sociaux»…).
  15. Traduit de Out of the Future, in Eclipse and Reemergence of the Communist Movement, G. Dauvé, 1997
  16. Il faut noter que quelque chose comme une thèse de la communisation fut produite indépendamment par Alfredo Bonanno et autres «anarchistes insurrectionnalistes» dans les années 1980. Ils essayèrent alors de la comprendre comme une leçon à appliquer à chaque lutte particulière. Comme Debord disait de l’anarchisme en général, une telle méthodologie idéaliste et normative «abandonne le terrain historique» en postulant que les formes adéquates de pratiques ont toutes été trouvées (Debord, La société du spectacle). Comme une horloge cassée, un tel anarchisme est toujours capable de donner l’heure juste, mais seulement à un moment donné, de sorte que, lorsque le moment arrive, finalement, cela fait peu de différence que ce soit, finalement, exact.
  17. Robert Faurisson est un historien bourgeois qui a attiré l’attention sur lui à la fin des années 1970 en niant l’existence des chambres à gaz d’Auschwitz (mais non le massacre systématique de civils par les nazis). De ce fait, Faurisson se retrouva devant les tribunaux. Pour des raisons connues de lui seul, Pierre Guillaume devint un éminent défenseur de Faurisson et parvint à rallier plusieurs participants de la Vieille Taupe et La Guerre Sociale (en particulier Dominique Blanc) à sa cause. Cela créa une polémique intestine dans l’ultra-gauche parisienne qui dura plus d’une décennie.
  18. D’autres groupes se placent dans la filiation de cette tendance (grossièrement définie) dans les années 1970: La Banquise, L’Insécurité Sociale, Le Brise-Glace, Le Voyou, Crise Communiste, Hic Salta, La Matérielle, Temps Critiques.
  19. Voir Postface.
  20. Pour une discussion plus détaillée des différentes affirmations à l’œuvre dans cet échange, voir la postface à la fin de ce numéro.

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