Endnotes

Endnotes2
  1. Crisis in the Class Relation
  2. Misery and Debt
  3. Notes on the New Housing Question
  4. Communisation and Value-Form Theory
  5. The Moving Contradiction
  6. The History of Subsumption
  7. Sleep-Worker’s Enquiry

Misère et dette Sur la logique et l'histoire des surpopulations et du capital excédentaire

Nous avons tendance à interpréter la crise actuelle par le prisme de théories des cycles qui relèvent d'une génération passée. Alors que les économistes bourgeois sont à l'affût des « bourgeons » de reprise, la critique radicale en est à se demander s'il faudra un peu plus de temps pour « restaurer » la croissance. Il est vrai que si l'on part des théories des cycles d'affaires, ou même des ondes longues, il est facile de présumer que les expansions succèdent aux effondrements, réglés comme du papier à musique, que les récessions « préparent » toujours « la voie » à la relance. Mais même si tout rentrait dans l'ordre, verrions-nous un nouvel âge d'or du capitalisme1 ?

Nous pourrions commencer par nous rappeler que le temps béni du précédent âge d'or (en gros 1950-1973) reposait non seulement sur une guerre mondiale et une énorme augmentation des dépenses publiques, mais aussi sur un transfert de population sans précédent de l'agriculture vers l'industrie. Les populations agricoles se sont révélées être une arme puissante dans la marche à la « modernisation », dans la mesure où elles fournissaient un approvisionnement en travail peu coûteux pour une nouvelle vague d'industrialisation. En 1950, 23 % de la force de travail allemande était employée par l'agriculture, 31 % en France, 44 % en Italie et au Japon 49 % - en 2000, la population agricole de tous ces pays était inférieure à 5 %2. Au xixe siècle et au début du xxe siècle, le capital gérait le chômage de masse, lorsqu'il y en avait, en renvoyant les prolétaires urbains à la campagne, et aussi en les exportant vers les colonies. En mettant fin à la position centrale qu'occupait la paysannerie au moment même où il atteignait les limites de son expansion coloniale, le capital éliminait ses propres mécanismes traditionnels de relance.

Dans le même temps, la vague d'industrialisation qui absorbait ceux qui avaient été poussés hors de l'agriculture atteignit ses propres limites dans les années 1970. Depuis, les principaux pays capitalistes ont connu un déclin sans précédent de leur niveau d'emploi industriel. Sur les trois dernières décennies, le pourcentage d'emploi industriel a chuté de moitié dans le total des emplois de ces pays. Même ceux qui « s'industrialisent » depuis peu, comme la Corée et Taiwan, ont vu leur niveau d'emploi industriel relatif baisser durant les vingt dernières années3. Au même moment, le nombre de travailleurs faiblement payés du secteur des services, tout comme le nombre d'habitants de bidonvilles travaillant dans le secteur informel ont augmenté, derniers recours pour ceux qui étaient devenus superflus pour les besoins d'une industrie se rétrécissant.

Pour Marx, la tendance fondamentale à la crise du mode de production capitaliste ne se cantonnait pas à l'amplitude des récessions périodiques de l'activité économique. Elle se apparaissait sous sa forme la plus aigüe dans la crise permanente de la vie ouvrière. La spécificité des crises capitalistes « économiques » - que les gens meurent de faim malgré des bonnes récoltes et que des moyens de production soient inutilisés bien qu'on ait besoin de leurs produits - est simplement un moment de cette crise plus vaste: la reproduction constante de cette raréfaction des emplois au milieu d'une abondance de biens. C'est sur la dynamique de cette crise - la crise de la reproduction du rapport capital-travail - que se penche cet article4.

Reproduction simple et élargie

Malgré la complexité de ses résultats, le capital n'a qu'une seule condition préalable : les gens doivent manquer d'accès direct aux biens qu'ils jugent nécessaires à leur vie, n'y ayant en revanche accès qu'au travers de la médiation du marché. D'où le nom de « prolétariat », faisant référence aux citoyens privés de terres qui vivaient dans les cités romaines. Manquant de travail, ils furent tout d'abord pacifiés par l'approvisionnement étatique en pain et en jeux, et finalement en étant employés comme mercenaires. Toutefois, la condition prolétarienne est historiquement singulière : la paysannerie, globalement, a eu, tout au long de l'histoire, un accès direct à la terre, comme fermiers ou éleveurs autosuffisants, même s'ils étaient presque toujours contraints de donner une partie de leur production aux élites dirigeantes. D'où la nécessité d'une « accumulation primitive » : séparer les gens de la terre, leur moyen de production le plus basique, et générer une dépendance globale vis-à-vis de l'échange marchand5.

La séparation initiale des hommes d'avec la terre, une fois accomplie, n'est jamais suffisante. Il faut perpétuellement la reproduire afin que le capital et le travail « libre » se rencontrent sur le marché, jour après jour. D'un côté, le capital a besoin d'une masse de gens manquant d'accès direct aux moyens de production, déjà présents sur le marché du travail, cherchant à échanger du travail contre des salaires. D'un autre côté, il a besoin d'une masse de gens qui ont déjà acquis des salaires, déjà présents sur le marché des marchandises, cherchant à échanger leur argent contre des biens. Ces deux conditions absentes, le capital est limité dans sa capacité à accumuler : il ne peut ni produire ni vendre à une échelle de masse. En dehors des États-Unis et de la Grande-Bretagne avant les années 1950, l'étendue de la production de masse était limitée précisément du fait de la limitation de la taille du marché, c'est-à-dire du fait de l'existence d'une importante paysannerie, en quelque sorte autosuffisante, ne vivant pas principalement de salaires. L'histoire de la période d'après-guerre est celle de l'abolition tendancielle de la paysannerie mondiale encore existante, d'abord vis-à-vis de leur autosuffisance et ensuite comme paysans tout court, propriétaires de la terre sur laquelle ils travaillent.

Marx explique cet aspect structurel du capitalisme dans son chapitre sur la « reproduction simple » dans le livre I du Capital. Nous interpréterons ce concept comme la reproduction, dans et par les cycles de production-consommation, du rapport entre capital et travailleurs6. La reproduction simple est préservée, non par « habitude », ni du fait de la conscience fausse ou inadéquate des ouvriers, mais par une contrainte matérielle. C'est l'exploitation des salariés, le fait que tous ensemble ils ne puissent acheter qu'une partie des biens qu'ils produisent :

« En retirant sans cesse au travail son produit et le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ses instruments conscients de lui échapper. La consommation individuelle, qui les soutient et les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances, et les force ainsi à reparaître constamment sur le marché7. »

L'accumulation du capital ne relève pas alors d'une organisation de la sphère de la production ou de la consommation. L'accent excessif mis sur la production ou la consommation tend à générer des théories partielles des crises capitalistes : « surproduction » ou « sous-consommation ». Le travail salarié structure le procès de reproduction comme un tout : le salaire assigne les travailleurs à la production et, au même moment, le produit aux travailleurs. C'est un invariant du capital, indépendant des spécificités historiques ou géographiques. La rupture dans la reproduction crée tout à la fois une crise de surproduction et de sous-consommation, puisque sous le capital elles sont identiques.

Nous ne pouvons toutefois passer aussi directement d'un exposé de la structure de la reproduction simple à une théorie de la crise. Parce que la reproduction simple est, de par sa nature même, aussi reproduction élargie. Tout comme le travail doit revenir au marché du travail pour se réapprovisionner en salaires, de même le capital doit retourner au marché des capitaux pour réinvestir ses profits dans un accroissement de production. Tout capital doit accumuler, ou il prendra du retard dans sa concurrence avec les autres capitaux. La formation concurrentielle des prix et les structures de coûts variables suivant les secteurs conduisent à des taux de profit qui divergent à l'intérieur d'un même secteurs, ce qui à son tour conduit à des innovations visant à améliorer l'efficacité, puisqu'afin de ramener leurs coûts sous de la moyenne sectorielle les entreprises peuvent soient rafler des superprofits, soit abaisser les prix afin de gagner des parts de marché. Mais la baisse des coûts conduira dans tous les cas à une chute des prix, puisque la mobilité du capital entre les secteurs produit une égalisation des taux de profit entre les différents secteurs, dans la mesure où le mouvement du capital à la recherche de profits plus élevés amène l'offre (et donc les prix) à monter et baisser, ce qui a pour conséquence la fluctuation des retours sur les nouveaux investissements autour d'une moyenne inter-sectorielle. Ce mouvement perpétuel du capital diffuse aussi les innovations réduisant les coûts entre les secteurs - établissant une loi de rentabilité qui force tous les capitaux à maximiser les profits, indépendamment des configurations politiques et sociales dans lesquelles ils se trouvent. À l'inverse, quand la rentabilité chute, il n'y a rien qui puisse être fait pour rétablir l'accumulation, sinon la « liquidation de valeurs capital » et la « libération du travail » qui rétablissent les conditions de la rentabilité.

Pour autant, cette conception formaliste du procès de valorisation ne permet pas de saisir la dynamique historique à laquelle s'attache l'analyse de Marx. La loi de rentabilité seule ne peut assurer la reproduction élargie, parce que cette dernière requiert l'émergence de nouvelles industries et de nouveaux marchés. Les hausses et les baisses de rentabilité agissent comme des signaux pour la classe capitaliste, signalant que des innovations sont apparues dans des industries particulières, mais ce qui est important c'est qu'avec le temps la composition de la production - et par conséquent l'emploi - change : les industries qui représentaient autrefois une grande partie de la production et de l'emploi croît maintenant de façon ralentie, alors que de nouvelles industries prennent une part croissante des deux. Ici, il nous faut examiner les déterminations de la demande, en ce qu'elles sont indépendantes de celles de l'offre8.

La demande varie avec le prix d'un produit donné. Quand le prix est élevé, le produit est acheté seulement par ceux qui en ont les moyens. À mesure que les innovations permettant d'économiser sur le procès de travail s'accumulent, les prix chutent, transformant le produit en un bien de consommation de masse. À la charnière de cette transformation, les innovations induisent une énorme expansion du marché pour un produit donné. Cette expansion excède la capacité des entreprises existantes, et les prix chutent plus lentement que les coûts, conduisant à une période de rentabilité élevée. Le capital se précipite alors dans cette branche, entrainant du travail avec lui. À un moment donné, toutefois, les limites du marché sont atteintes ; c'est-à-dire que le marché est saturé9. À ce moment-là les innovations font que la capacité totale excède la taille du marché : les prix chutent plus rapidement que les coûts, conduisant à une période de baisse de la rentabilité. Le capital déserte la branche, éjectant du travail10.

Ce processus, que les économistes ont appelé la « maturation » des industries, est apparu bien des fois. La révolution agraire, qui est survenue tout d'abord dans les débuts de l'Angleterre moderne, a finalement atteint les limites du marché domestique pour ses produits. Les innovations du procès de travail telles que la consolidation des propriétés terriennes morcelées, l'abolition de la jachère et l'utilisation spécialisée du terrain en fonction de ses avantages naturels impliquaient - sous les conditions capitalistes de reproduction - que du travail comme du capital soient systématiquement éjectés de la campagne. En conséquence, l'Angleterre fut rapidement urbanisée, et Londres devint la plus grande ville d'Europe.

C'est ici que la dynamique-clé de la reproduction élargie entre en jeu. Parce que les travailleurs expulsés de l'agriculture ne furent pas abandonnés à languir indéfiniment dans les villes. Ils furent finalement récupérés par les manufactures d'une Grande-Bretagne en cours d'industrialisation, et en particulier dans l'industrie textile en expansion, qui passait de la laine au coton. Mais une fois encore, les innovations du procès de travail, tel que la Jenny, la Jeannette et le métier à tisser mécanique impliquaient que, finalement, cette industrie aussi commence à expulser du capital et du travail. Parce que le déclin des industries de la première révolution industrielle, en pourcentage du travail total employé et du capital accumulé, avait ouvert la voie à l'essor de celles de la seconde révolution industrielle. C'est ce mouvement du capital et du travail, allant vers et quittant certaines branches, qui assure la possibilité continuelle de la reproduction élargie :

« L'expansion … serait-elle possible sans une armée de réserve aux ordres du capital, sans un surcroît de travailleurs indépendant de l'accroissement naturel de la population ? Ce surcroît s'obtient à l'aide d'un procédé bien simple et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à savoir l'application de méthodes qui, rendant le travail plus productif, en diminuent la demande. La conversion, toujours renouvelée, d'une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés, imprime donc au mouvement de l'industrie moderne sa forme typique11. »

La reproduction élargie est ainsi la reproduction continuelle des conditions de la reproduction simple. Les capitaux qui ne peuvent plus réinvestir dans une branche donnée du fait de la chute de la rentabilité trouvent, disponibles sur le marché, des travailleurs qui ont été expulsés d'autres branches. Ces quantités « libérées » de capital et de travail trouveront alors à s'employer sur des marchés en expansion, où les taux de profit sont plus élevés, ou entreront ensemble dans des branches entièrement nouvelles, créées pour des marchés n'existant pas encore. Un nombre croissant d'activités sont ainsi subsumées sous forme de processus de valorisation capitalistes, et les marchandises se répandent, passant du luxe aux marchés de masse.

L'économiste bourgeois Joseph Schumpeter a décrit ce processus dans sa théorie des cycles d'affaires12. Il a remarqué que la contraction des anciennes branches survient rarement de façon lissée ou pacifique, qu'elle est généralement associée avec des fermetures d'usine et des faillites lorsque les capitaux tentent de reporter les pertes de l'un vers l'autre dans les guerres concurrentielles sur les prix. Quand plusieurs branches se contractent simultanément (et c'est ce qu'elles font généralement, puisqu'elle sont fondées sur un ensemble d'innovations techniques liées entre elles), il s'ensuit une récession. Schumpeter appelle ce dégraissage de capital et de travail « destruction créative » - « créative » non seulement dans le sens qu'elle est stimulée par l'innovation, mais aussi parce que la destruction crée les conditions pour de nouveaux investissements et de l'innovation : dans une crise, les capitaux trouvent les moyens de production et la force de travail qui sont disponibles pour eux sur le marché à des prix cassés. Ainsi, tel un incendie faisant place nette, la récession ouvre la voie à une poussée de croissance.

Nombre de marxistes ont épousé une conception similaire à celle de Schumpeter sur la croissance cyclique, à laquelle ils ajoutent simplement la résistance des ouvriers (ou peut-être les limites de l'écologie) comme limite externe. D'où le fait que la notion marxiste de crise comme mécanisme d'autorégulation aille de pair avec une conviction que les crises fournissent des occasions d'affirmer la puissance du travail (ou de corriger les tendances écologiquement destructives du capitalisme). Dans ces moments-là, « un autre monde est possible ». Pourtant la théorie de Marx du capitalisme ne recèle pas de telle distinction entre dynamiques « internes » et limites « externes ». Pour Marx, c'est dans et par ce procès de reproduction élargie que la dynamique du capital se manifeste comme sa propre limite, non au travers de cycles d'expansion et de récession mais par une détérioration à long terme13 de ses propres prérequis.

La crise de la reproduction

Les gens recherchent habituellement une théorie générale du déclin à long terme dans les notes de Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit, qu'Engels a éditées et compilées sous la forme des chapitres 13 à 15 du livre III du Capital. Là, la tendance du taux de profit à s'équilibrer sur toutes les branches - de pair avec la tendance à l'accroissement sur toutes les branches de la productivité - est censée produire un déclin tendanciel, sur l'ensemble de l'économie, de la rentabilité. Des décennies de débat se sont focalisées sur « l'augmentation de la composition organique du capital », à laquelle cette tendance est attribuée, tout comme sur le jeu complexe des différentes tendances et contre-tendances qui en font partie. Pourtant ceux qui se sont engagés dans ces débats ont souvent négligé que la même considération sur la composition du capital est à la base d'une autre loi, qui s'exprime tout autant dans les tendances cycliques que séculaires à la crise, une loi que l'on peut lire comme la reformulation la plus importante de cette considération par Marx - le chapitre xxv du livre 1 du Capital : « Loi générale de l'accumulation capitaliste »14.

Ce chapitre, qui vient immédiatement après les trois chapitres sur la reproduction simple et élargie, est généralement perçu comme ayant une portée plus limitée. Les lecteurs se concentrent seulement sur la première partie de l'argument de Marx, où il rend compte de la détermination endogène du taux salarial. Là, Marx montre que, par le maintien structurel d'un certain niveau d'emploi, les salaires restent alignés avec les besoins de l'accumulation. L'« armée industrielle de réserve » des chômeurs se réduit quand la demande de travail augmente, impliquant la hausse des salaires à sa suite. Les salaires plus élevés rongent alors la rentabilité, impliquant le ralentissement de l'accumulation. Comme la demande de travail chute, l'armée de réserve grossit une fois encore, et les gains salariaux précédents s'évanouissent. Si c'était le seul argument du chapitre, alors la « loi générale » ne consisterait en rien de plus qu'en une note de bas de page aux théories de la reproduction simple et élargie. Mais Marx commence seulement à déployer son argumentation. Si les chômeurs tendent à être réemployés dans les circuits du capitalisme comme armée de réserve industrielle - toujours chômeurs, mais essentiels à la régulation du marché du travail - ils tendent également à dépasser le cadre de cette fonction, s'affirmant comme absolument superflus :

La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l'armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s'accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste15.

En d'autres termes, la loi générale de l'accumulation du capital est que - de pair avec sa croissance - le capital produit une population relativement superflue à partir de la masse des travailleurs, qui tend alors à devenir une surpopulation consolidée, absolument superflue pour les besoins du capital16.

La façon dont Marx parvient à cette conclusion n'est pas immédiatement claire, même si la tendance que Marx décrit semble de plus en plus évidente dans une ère de croissance sans emplois, de bidonvilles et de précarité généralisée. Marx nous donne une argumentation plus claire dans l'édition française du livre I. Là, il remarque que plus la composition organique du capital est élevée, plus l'accumulation doit rapidement se faire pour maintenir l'emploi, « mais cette progression même devient la source de nouveaux changements techniques qui réduisent encore la demande de travail relative ». Cela est plus qu'un simple aspect des industries à particulièrement haute concentration. Avec l'accumulation, une « surabondance » de biens abaisse le taux de profit et accroit la concurrence entre les branches, forçant tous les capitaux à « économiser le travail ». Les gains de productivité « se concentrent alors pour ainsi dire sous cette haute pression ; ils s'incarnent dans des changements techniques qui révolutionnent la composition du capital sur toute la périphérie de grandes sphères de production.17 »

Qu'en est-il alors des nouvelles industries, ne vont-elles pas prendre le relais du chômage ? Marx identifie, dans et à travers les mouvements du cycle économique, un déplacement des industries intensives en travail vers les industries intensives en capital, avec comme résultat une chute de la demande en travail pour les nouvelles branches comme pour les anciennes : « D'une part … le capital additionnel qui se forme dans le cours de l'accumulation renforcée par la centralisation attire proportionnellement à sa grandeur un nombre de travailleurs toujours décroissant. D'autre part, les métamorphoses techniques et les changements correspondants dans la composition-valeur que l'ancien capital subit périodiquement font qu'il repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.18 » C'est là le secret de la « loi générale » : les techniques d'économie de travail tendent à se généraliser, à la fois dans et au travers des branches, conduisant à un déclin relatif de la demande de travail. En outre, ces innovations sont irréversibles : elles ne disparaissent pas quand - et si - la rentabilité est rétablie (d'ailleurs, comme nous le verrons, la restauration de la rentabilité est souvent conditionnée par des innovations plus avancées dans des nouvelles branches ou des branches en expansion). Ainsi laissé sans contrôle, ce déclin relatif de la demande en travail menace de gagner de vitesse l'accumulation du capital, devenant absolu19.

Marx ne dérivait pas simplement cette conclusion de son analyse abstraite de la loi de la valeur. Dans le chapitre xv du Capital, il tente de donner une démonstration empirique de cette tendance. Il présente ici des statistiques du recensement britannique de 1861 qui montrent que les nouvelles industries entrant en lice du fait de nouvelles innovations technologiques étaient, en termes d'emploi, « loin d'être importantes ». Il donne les exemples des « fabriques de gaz, de la télégraphie, de la photographie, de la navigation à vapeur et des chemins de fer », processus tous hautement mécanisés et relativement automatisés, et il montre que l'emploi total dans ces branches se montait à moins de 100 000 ouvriers, en regard du million dans les industries textiles et métallurgiques dont la main-d'œuvre se réduisait alors du fait de l'introduction de la machinerie20. De ces seules statistiques, il ressort clairement que la quantité de travail que les industries de la seconde révolution industrielle avaient absorbée n'était rien en comparaison de celle que la première avait absorbée, ceci au moment où chacune des deux débutaient. Dans le chapitre xxv, Marx donne d'autres preuves statistiques que, de 1851 à 1871, l'emploi a continué à croitre uniquement dans ces anciennes industries dans lesquelles la machinerie n'avait pas encore été introduite avec succès. Ainsi, la prévision de Marx d'une trajectoire à long terme du déclin, d'abord relatif, puis absolu, de la demande de travail était issue des preuves disponibles à son époque.

Ce que Marx décrit ici n'est pas une « crise » dans le sens habituellement employé par la théorie marxiste, c'est-à-dire une crise périodique de production, de consommation ou même d'accumulation. Dans et au travers de ces crises cycliques, une crise séculaire apparaît, une crise de la reproduction du rapport capital-travail lui-même. Si la reproduction élargie montre que les travailleurs et le capital expulsés des industries se réduisant tenteront de prendre place dans des branches nouvelles ou en expansion, la loi générale de l'accumulation du capital indique, qu'avec le temps, de plus en plus de travailleurs et de capital se verront incapables de se réinsérer dans le procès de reproduction. De la sorte, le prolétariat devient, en tendance, extérieur au procès de sa propre reproduction, une classe de travailleurs qui sont « affranchis », non seulement des moyens de production, mais aussi du travail lui-même.

Pour Marx, la crise exprime la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste. D'un côté, les gens, dans les rapports sociaux capitalistes, sont réduits à être des travailleurs. D'un autre côté, ils ne peuvent être des travailleurs puisque, en travaillant, ils sapent les conditions de la possibilité de leur existence même. Le travail salarié est indissociable de l'accumulation du capital, de l'accrétion des innovations économisant du travail, qui, avec le temps, réduisent la demande en travail : « En produisant l'accumulation du capital, et à mesure qu'elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative.21 » Il semblerait que l'abondance de biens, qui provient des innovations permettant d'économiser du travail, devrait conduire à une abondance d'emplois. Mais, dans une société fondée sur le travail salarié, la réduction du temps de travail socialement nécessaire - qui rend les biens si abondants - peut seulement s'exprimer sous la forme d'une raréfaction des emplois, d'une multiplication des formes d'emploi précaire.

L'affirmation de la loi générale par Marx est elle-même une réaffirmation, un développement dramatique de la thèse qu'il expose au début du chapitre xxv. Là, Marx écrit, assez simplement : « Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat. » Les marxistes d'une période antérieure ont pensé que cette thèse signifiait que l'expansion du capital nécessitait une expansion de la classe ouvrière industrielle. Mais le prolétariat n'est pas identique à la classe ouvrière industrielle. D'après ce que Marx déduit de la conclusion de ce chapitre, la classe ouvrière tend à devenir une classe exclue du travail. Cette interprétation est renforcée par la seule définition du prolétariat que donne Marx dans le Capital, qui se trouve dans une note de bas de page à la thèse ci-dessus :

« Prolétaire » doit s'entendre comme ne signifiant rien d'autre, économiquement parlant, que le « travailleur salarié », l'individu qui produit et valorise le « capital », et qui est jeté à la rue aussitôt qu'il devient superflu pour les besoins de la valorisation.22

De la ré-industrialisation à la désindustrialisation

Ayant été reprises et abandonnées à maintes reprises au cours du xxe siècle sous le nom de « thèse de la paupérisation », la « loi générale de l'accumulation capitaliste » et ses implications évidentes pour l'interprétation du Capital, n'ont pas suscité l'intérêt qu'elles méritent à notre époque. On a considéré que la prédiction de Marx d'un chômage croissant, et donc d'une paupérisation croissante de la population ouvrière, avait été contredite par l'histoire du capitalisme : après la mort de Marx, la classe ouvrière industrielle s'est agrandie et a aussi vu son niveau de vie s'élever. Pourtant, indépendamment du fait que ces tendances ont été souvent trop généralisées, leur apparent renversement, très récemment, a rendu la thèse de la paupérisation plus probable. Les 30 dernières années ont vu une stagnation globale du nombre relatif de travailleurs industriels. Le différentiel a été récupéré par un secteur de services où les salaires sont bas dans les pays à fort PNB, parallèlement à une explosion sans précédent de bidonvilles et de travailleurs informels dans les pays à faible PNB23. Est-ce donc à dire que la thèse de la paupérisation est finalement correcte ? C'est la mauvaise question. La question est : sous quelles conditions s'applique-t-elle ?

Marx a écrit sur la croissance des surpopulations consolidées en 1867. Pourtant, la tendance qu'il décrivait - selon laquelle les nouvelles industries, du fait de leur degré d'automation plus élevé, absorbent proportionnellement moins de capital et de travail éjectés par la mécanisation des industries plus anciennes - n'a pas fonctionné comme il s'y attendait. Comme on peut le voir sur le graphique plus bas, la perspective de Marx était correcte, en son temps, pour la Grande-Bretagne : les industries naissantes de la seconde révolution industrielle - comme la chimie, les chemins de fer, le télégraphe, etc. - n'étaient pas en mesure de compenser la baisse de l'emploi dans les industries de la première révolution industrielle. Le résultat fut une forte chute du taux de croissance de l'emploi industriel, qui semblait voué à se transformer en déclin absolu à un moment donné du xxe siècle. Ce que Marx n'avait pas anticipé, et ce qui s'est réellement passé dans les années 1890, ce fut l'émergence de nouvelles industries qui absorbaient à la fois du travail et du capital, et qui furent à même de repousser le déclin de plus d'un demi-siècle. La croissance de ces nouvelles industries, principalement l'automobile et les biens de consommation durables, dépendaient de deux développements du xxe siècle : le rôle croissant de l'État dans la gestion de l'économie et la transformation des services aux consommateurs en biens de consommation24.

Graphe 1: L'emploi dans l'industrie Britannique 1841-1991

Graphe 1: L'emploi dans l'industrie Britannique 1841-1991

source: Brian Mitchell, International Historical Statistics: Europe, 1750-2005 (Palgrave Macmillan 2007)

Les industries émergentes sur lesquelles Marx écrivait dans les années 1860 - fabriques de gaz, télégraphie et chemin de fer (nous n'ajouterions que l'électrification) - commençaient déjà à ce moment-là à être disponibles pour les consommateurs. Pourtant les services aux consommateurs engendrés par ces technologies - initialement prévus pour le plaisir d'une élite fortunée - étaient secondaires par rapport aux services qu'elles rendaient au fonctionnement interne et planifié des entreprises industrielles. Les chemins de fer firent leur apparition en tant qu'innovation permettant d'économiser du travail pour les mines, et furent ensuite étendus aux autres industries. Ils devinrent un service proposé aux consommateurs uniquement après que des infrastructures nationales étendues eurent été développées par des cartels ayant le soutien des États. Même lorsque les coûts diminuèrent et que le transport mécanisé par rail fut accessible à de plus en plus de gens, en tant que service aux consommateurs il conserva nombre des caractéristiques de son utilisation initiale comme « processus innovant » de l'industrie. Les chemins de fer nationaux, transportant des passagers en sus du fret, absorbèrent de grandes quantités de travail et de capital pour leur construction, mais furent, en conséquence, des processus relativement automatisés demandant moins de capital et de travail pour leur entretien25.

L'apparition de l'industrie automobile, soutenue par les investissements publics dans le réseau routier, transforma finalement le service de transport mécanisé proposé aux consommateurs en bien pouvant être acheté pour la consommation individuelle. Cette segmentation et réplication du produit - la transformation d'une innovation, processus permettant d'économiser du travail, en « produit innovant », capable d'absorber du capital et du travail - impliquaient que cette industrie soit à même d'absorber plus de capital et de travail, à mesure que son marché s'agrandissait. On peut dire la même chose du passage du télégraphe au téléphone, et de l'électronique industrielle à l'électronique grand public. Dans chacun des cas, un service consommé collectivement - faisant souvent son apparition comme service intermédiaire dans l'industrie - était transformé en une série de marchandises individuellement consommables, ouvrant de nouveaux marchés, qui à leur tour devinrent des marchés de masse comme les coûts chutaient et que la production s'accroissait. Ceci fournit la base du « consumérisme de masse » du xxe siècle, parce que ces nouvelles industries furent en mesure d'absorber simultanément de grandes quantités de travail et de capital, même lorsque les hausses de productivité réduisaient les coûts relatifs de production, de sorte que de plus en plus de paysans devinrent ouvriers, et de plus en plus d'ouvriers obtenaient un emploi stable.

Pour autant, comme le montre l'état de dépenses déficitaires sans précédent qui soutenait ce processus, il n'y a pas de tendance inhérente au capital qui permette à l'élaboration perpétuelle de produits innovants de contrebalancer les processus innovants économisant du travail. Au contraire, les innovations de produits elles-mêmes servent souvent de processus innovants, de sorte que la solution ne fait qu'aggraver le problème initial26. Lorsque les industries de biens de consommation durables et l'automobile commencèrent à éjecter du capital et du travail dans les années 60 et 70, de nouvelles branches, telle que la microélectronique, ne furent pas capables d'absorber l'excédent, même après plusieurs décennies. Ces innovations, comme celles de la seconde révolution industrielle décrites ci-dessus, provenaient des processus innovants de l'industrie et de l'armement, et n'avaient que récemment été transformés en divers produits de consommation. Le problème de ce changement, du point de vue de la génération de nouveaux emplois, ne réside pas simplement dans la difficulté de mettre en ordre un marché des logiciels - c'est que les nouveaux biens générés par les industries de la microélectronique ont tendanciellement absorbé des quantités toujours moindres de travail et de capital. En effet, les ordinateurs n'ont pas seulement diminué rapidement les quantités de travail elles-mêmes requises (l'industrie des puces, qui se limite à quelques usines dans le monde entier, est incroyablement mécanisée), ils tendent aussi à réduire le travail nécessaire dans toutes les branches en augmentant rapidement le niveau d'automatisation27. Ainsi, plutôt que de revigorer un secteur industriel en stagnation et de restaurer la reproduction élargie - en accord avec les prédictions de Schumpeter -, l'avènement de l'industrie informatique a contribué à la désindustrialisation et à une échelle amoindrie d'accumulation - en accord avec les prédictions de Marx.

Les surpopulations dans le régime de désindustrialisation : les services et les bidonvilles

La désindustrialisation a commencé aux États-Unis, où la part des emplois industriels a commencé à diminuer dans les années 60, avant de connaître une chute absolue dans les années 80, mais cette tendance s'est rapidement généralisée à la plupart des pays à fort PIB, et même aux pays et aux régions que l'on dit « en voie d'industrialisation »28. La croissance explosive du secteur des services à faibles salaires compensait partiellement le déclin de l'emploi industriel. Les services se sont pourtant révélés incapables de remplacer l'industrie comme base d'un nouveau cycle de reproduction élargie. Durant les 40 dernières années, le PIB moyen a augmenté de plus en plus lentement, cycle après cycle, aux États-Unis et en Europe, à une seule exception à la fin des années 90 aux États-Unis, alors que les salaires ont stagné, et que les travailleurs dépendaient de plus en plus du crédit pour maintenir leur niveau de vie.

Si, comme nous l'avons dit, la reproduction élargie entraine une croissance dynamique lorsque la hausse de la productivité libère du capital et du travail dans certaines branches, qui ensuite se recombinent dans de nouvelles industries ou des industries en développement, ceci a d'importantes conséquences pour la compréhension de la croissance des industries de services. Les services sont, quasiment par définition, ces activités pour lesquelles des hausses de productivité sont difficiles à réaliser, sinon à la marge29. La seule façon connue d'améliorer radicalement l'efficacité des services est de les transformer en biens et ensuite de produire ces biens avec des procédés industriels qui deviennent plus efficients avec le temps. De nombreux biens manufacturés sont en fait d'anciens services - la vaisselle était autrefois lavée par des domestiques dans les maisons des nantis ; aujourd'hui les lave-vaisselle accomplissent ce service plus efficacement et sont eux-mêmes produits avec de moins en moins de travail. Celles des activités qui demeurent de services tendent à être précisément celles pour lesquelles il s'est jusqu'à présent révélé impossible de trouver un équivalent dans le monde des biens30.

Evidemment le concept bourgeois de « services » est notoirement vague, comprenant tout depuis les fameux « services financiers » jusqu'aux employés de bureau et aux nettoyeurs de l'hôtellerie, et même jusqu'à certains emplois de la sous-traitance industrielle. De nombreux marxistes ont tenté d'assimiler la catégorie des services à celle de travail improductif, mais si l'on reprend la détermination précédente, il devient évident qu'elle est plus proche de la conception de Marx de la « subsomption formelle ». Marx avait pourtant critiqué Smith parce que celui-ci avait une compréhension métaphysique du travail productif et improductif - le premier producteur de biens et le second non - et l'avait remplacé par une distinction technique entre le travail accompli comme élément du procès de valorisation du capital et le travail accompli en dehors de ce procès, pour la consommation immédiate. Dans « Les résultats du procès de production immédiat », Marx soutient que théoriquement tout travail improductif peut être rendu productif, dans la mesure où cela signifie seulement qu'il a été formellement subsumé par le procès de valorisation capitaliste31. Les activités formellement subsumées ne sont toutefois productives que de plus-value absolue. Afin qu'elles soient productives de plus-value relative, il est nécessaire de transformer le procès de production matériel de façon à ce qu'il soit propice à des hausses rapides de productivité (coopération, manufacture, industrie à large échelle et machinerie) - c'est-à-dire subsomption réelle. Lorsque les économistes bourgeois comme Rowthorn parlent de « services en stagnation technologique », ils reprennent sans le savoir le concept de Marx d'un procès de travail qui a non seulement été subsumé formellement, mais aussi réellement.

Nous voyons ainsi actuellement qu'avec la croissance économique le rendement effectif des « services » tend à croitre, mais il ne le fait qu'en additionnant des employés ou en intensifiant le travail des employés déjà présents, c'est-à-dire par le moyen de la production de plus-value absolue plutôt que relative. Dans la plupart de ces secteurs les salaires forment quasiment l'intégralité des coûts, de sorte que les salaires doivent être maintenus bas afin que les services restent abordables et rentables, en particulier lorsque les gens qui achètent sont eux-mêmes pauvres : ainsi McDonald's et Wal-Mart aux États-Unis - ou le vaste prolétariat informel en Inde et en Chine32.

C'est un bien étrange travers de l'analyse qu'aujourd'hui, dans certains cercles, on tienne l'industrialisation des pays à faible PIB pour responsable de la désindustrialisation des pays à fort PIB, alors que dans d'autres, les politiques du FMI et de la Banque mondiale, au service des intérêts des pays à fort PIB, soient désignées comme responsables de la désindustrialisation des pays à faible PIB. En fait, quasiment tous les pays du monde ont participé à la même transformation globale, mais à des degrés différents. Dans la période d'immédiate après-guerre, de nombreux pays se sont tournés vers le « fordisme » - c'est-à-dire l'importation de méthodes de production de masse, rendues possibles par des « transferts de technologies », financés par les gouvernements, depuis les pays à fort PIB. Le fordisme est souvent considéré comme une politique de développement économique national, basé sur un « accord » entre capital et travailleurs pour partager les gains provenant des hausses de productivité. Mais le fordisme était, quasiment dès le départ, fondé sur une internationalisation du commerce pour l'industrie. L'Europe et le Japon ont le plus bénéficié de la reprise du commerce international dans les années 50 et 60 : les capitaux de ces pays furent à même de réaliser des économies d'échelle massives en produisant pour le commerce international, surmontant par là même les limites de leurs marchés intérieurs. Au milieu des années 60, les capitaux des pays à faible PIB tels que le Brésil et la Corée du sud faisaient la même chose : même s'ils ne pouvaient s'emparer que d'une mince portion du marché des exportations en pleine expansion, ils se développeraient bien au-delà de ce qui était possible sur leurs marchés nationaux. De la sorte, dans la période précédant 1973, l'internationalisation du commerce était associée à de forts taux de croissance dans tous les pays en voie d'industrialisation.

Après 1973, la situation a changé. Les marchés industriels devenaient saturés et peu à peu il apparut que quelques pays pouvaient fournir la production pour l'ensemble du monde. D'où la crise dans la relation capital-travail qui en résulta, c'est-à-dire une crise combinée de surproduction et de sous-consommation, se manifestant par une chute globale du taux de profit et débouchant sur une multiplication des formes de chômage et d'emploi précaire. Comme l'accord capital-travail volait en éclats, ayant toujours été basé sur des taux de croissance solides au niveau mondial, les salaires stagnèrent. Le capital dans tous les pays devint encore davantage dépendant du commerce international, mais à partir de ce moment-là, les capitaux dans certains pays ne pouvaient croître qu'aux dépens de capitaux dans d'autres. Bien qu'ils n'aient pas encore rattrapé les pays à fort PIB, les pays à faible PIB prirent part à la même crise internationale. Les programmes d'ajustements structurels ne firent qu'accélérer leur transition vers un nouveau cadre international instable. La désindustrialisation, ou du moins la stagnation de l'emploi industriel, survint de façon quasiment universelle parmi les pays en voie d'industrialisation durant les années 80 et 9033.

Pour les pays qui demeuraient agricoles, ou qui dépendaient des exportations traditionnelles ou de matières premières, la crise fut encore plus dévastatrice, car les prix des marchandises « traditionnelles » s'effondraient face à la chute de la demande. Ici aussi il nous faut revenir aux tendances à plus long terme. Dans la période de l'immédiate après-guerre, les progrès dans l'agriculture augmentèrent radicalement la disponibilité en nourriture à bas prix. Premièrement, on produisit de l'engrais de synthèse dans les usines de munitions désaffectées après la Seconde Guerre mondiale, permettant d'accroitre la productivité du sol avec de nouvelles variétés de culture à fort rendement. Deuxièmement, la mécanisation augmenta la productivité du travail agricole. Les deux technologies furent adaptées à la production sous les climats tropicaux. Ainsi, presqu'immédiatement après que la paysannerie dans son ensemble eut été attirée sur le marché par des prix agricoles élevés, dus au boom consécutif à la guerre de Corée, ces mêmes prix commencèrent à chuter de façon continue. L'exode rural était par conséquent déjà en route dans les années 50. Ce fut le résultat non seulement de la spécialisation et de l'expulsion de la paysannerie selon les lois du marché, mais aussi de l'accroissement massif de population lui-même (rendu possible par l'alimentation à bas prix et la médecine moderne). L'accroissement de la taille des ménages fit que les formes traditionnelles d'héritage éparpillèrent la propriété foncière, alors que l'augmentation de la densité de population mettait à mal les limites écologiques, les ressources étant utilisées de façon non durable34. Une fois encore, les programmes d'ajustements structurels des années 80 et 90 qui contraignirent les pays endettés à supprimer les subventions agricoles ne faisaient que porter le coup de grâce à des paysans qui étaient déjà à bout de souffle.

Il faut donc bien comprendre que la désindustrialisation ne provient pas de l'industrialisation du « tiers monde ». La plus grande partie de la classe ouvrière industrielle du monde vit en dehors du « premier monde », mais tout comme la plus grande partie de la population mondiale. Les pays à faible PIB ont un nombre plus important d'ouvriers dans l'industrie, mais pas quand on le rapporte à leur population. L'emploi industriel relatif décroit alors même que l'emploi agricole s'effondre. Tout comme la désindustrialisation dans les pays à fort PIB entraine à la fois la sortie de la production industrielle et l'échec des services à s'y substituer, de même donc la croissance explosive des bidonvilles dans les pays à faible PIB est la conséquence à la fois la sortie de l'agriculture et l'échec de l'industrie à absorber le surplus rural. Alors que la Banque mondiale avait pour habitude de suggérer que la croissance des surpopulations partout dans le monde n'était qu'un simple élément de transition, elle est maintenant contrainte d'admettre le caractère permanent de cet état de choses. Plus d'un milliard de personnes vivent aujourd'hui une terrible existence, survivant par une migration sans fin entre bidonvilles ruraux et urbains, à la recherche de travail, intérimaire ou temporaire, partout où ils peuvent le trouver35.

Pléthore de capital et surpopulations

Nous avons décrit comment l'accumulation de capital sur de longues périodes amène les anciennes branches à éjecter du travail et du capital, qui sont alors recombinés dans de nouvelles branches et des branches en expansion. C'est la dynamique du capital, qui devient en même temps sa limite. Puisque le capital est éjecté, qu'il trouve ou pas des débouchés productifs aux investissements, on atteint un point à partir duquel le capital « excédentaire » commence à s'accumuler dans le système, à côté du travail excédentaire qu'il n'emploie plus. Marx parle de ce phénomène dans une section du Livre III du Capital intitulée « Pléthore de capital et surpopulation »36. Dans la majeure partie de cet article nous avons mis l'accent sur ce dernier phénomène, principalement parce que les lecteurs de Marx négligent cette tendance. Dans cette dernière partie nous abordons certaines des manifestations récentes du premier phénomène, dans la mesure où l'histoire du capital en excès sert à la fois de médiation à l'histoire des surpopulations et la pervertit. Malheureusement nous ne pourrons pas faire beaucoup plus qu'effleurer la question ici, repoussant un traitement plus étendu à Endnotes 3.

Les États-Unis sont sortis indemnes de la Seconde Guerre mondiale, en position de pays capitaliste le plus avancé, ayant le plus grand marché intérieur, la plus petite population agricole (en pourcentage du nombre d'emplois) et les industries technologiques les plus en pointe. Selon certaines estimations la production américaine représentait la moitié de la production mondiale37. Ils étaient aussi au sortir de la guerre le créditeur global par excellence, détenant les deux tiers des réserves d'or mondiales et leurs plus puissants alliés leur étaient redevables d'immenses sommes d'argent. Dans ces conditions, les États-Unis étaient en mesure de reconstruire selon ses propres conditions l'ordre monétaire international, sens dessus dessous depuis la Grande Dépression. À Bretton Woods, le dollar fut institué en monnaie de réserve internationale, la seule à être directement adossée à l'or, et toutes les autres monnaies furent coordonnées au dollar (par la création d'un système de taux de change fixe, qui permettait néanmoins des ajustements périodiques). D'un côté, en alignant leurs propres monnaies sur le dollar, les puissances européennes se voyaient temporairement soulagées dans leur équilibre budgétaire pendant la reconstruction. De l'autre, les États-Unis, en facilitant la reconstruction, s'assuraient des marchés pour ses exportations de capital, qui à leur tour permettaient l'achat par l'Europe de biens américains. De la sorte les déficits budgétaires européens furent financés par les exportations de capital américaines et un déséquilibre commercial fut de fait inscrit dans les accords de Bretton Woods. C'était pourtant un déséquilibre qui s'estompa rapidement.

Dans la foulée de l'afflux de dollars, par le biais d'investissements directs étrangers (souvent militaires), de prêts et de crédits, les pays européens, tout comme les entreprises américaines exerçant en Europe, avaient importé des biens d'équipement pour accroitre la capacité productive européenne. Le même processus eut lieu au Japon, où la Guerre de Corée joua le rôle de plan Marshall (bien qu'au Japon les subventions américaines aient brillé par leur absence). Tout ceci fut encouragé par les États-Unis, qui facilitaient le transfert de leurs technologies de production et de distribution de masse dans le monde entier. Dès les années 60, nombre de pays avaient développé leur capacité de production de sorte à ne plus dépendre des importations américaines. Mieux encore, certains de ces pays commençaient à entrer en concurrence avec les mêmes producteurs américains desquels ils dépendaient précédemment. Cette concurrence joua d'abord sur les marchés tiers puis ensuite sur le marché intérieur américain lui-même. Le renversement de la balance commerciale américaine qui en résulta au milieu des années 60 indiquait que la formation d'une capacité productive mondiale approchait sa limite. Dorénavant la concurrence pour les parts de marché à l'exportation deviendrait un jeu à somme nulle.

Alors que durant le boom d'après-guerre les exportations de dollars par le biais des investissements étrangers directs avaient permis une croissance rapide dans les pays endettés, cette phase de transition impliquait que les exportations de capital américaines devenaient de plus en plus inflationnistes38. La spirale des déficits budgétaires américains liés à la guerre du Vietnam ne fit qu'intensifier le problème de l'inflation, alors que la dévaluation du dollar, apparemment inévitable, menaçait de saper les réserves, et donc la balance des paiements, de tous les pays, poussant le système de taux de change fixe vers ses limites. Il en résulta, d'une part, que de nombreuses banques centrales commencèrent à convertir leurs dollars en or (contraignant les États-Unis à mettre de fait fin à la convertibilité en 1968), alors que d'autre part les excédents en dollars accumulés sur les marchés de l'Eurodollar commençaient à mettre une pression spéculative sur les monnaies des économies reposant sur leurs exportations, qui étaient les plus exposées aux risques consécutifs à une dévaluation du dollar. Celles-ci comprenaient à la fois les pays émergents qui avaient lié leur monnaie au dollar, et qui risquaient donc de voir leurs exportations de matières premières chuter par rapport à leurs importations de biens dont dépendait leur développement, tout comme les pays développés dont les marchés à l'exportation risquaient d'être affaiblis par la réévaluation de leurs monnaies par rapport au dollar. En abandonnant ainsi les accords de Bretton Woods et leur politique de « douce insouciance » du déficit, les États-Unis brandissaient la menace d'une dévaluation du dollar pour imposer une nouvelle monnaie de réserve sous forme de dollar variable au reste du monde, délégant dans les faits la tâche de stabilisation du dollar aux banques centrales étrangères qui seraient contraintes de dépenser leurs excédents en dollars sous forme d'obligations américaines afin de maintenir la valeur en dollars de leur propre monnaie. Ceci supprima en pratique les contraintes budgétaires des États-Unis, leur permettant de laisser courir les déficits et d'émettre des dollars à volonté, tout en sachant que les pays étrangers n'auraient d'autre choix que de les recycler sur les marchés financiers américains, en particulier dans leur dette publique qui remplaça rapidement l'or comme monnaie de réserve mondiale39.

Les excédents en dollar recyclés provoquèrent un énorme essor des marchés financiers mondiaux, où ils devinrent le facteur clé des marchés monétaires soudainement devenus très volatiles - à la fois comme source de cette volatilité et comme seule ressource disponible pour s'en protéger. A ce moment-là, les excédents en dollar transformèrent aussi le paysage et façonnèrent la croissance de l'économie mondiale pour les 30 années à venir. Parce qu'elle était très excédentaire par rapport à la demande d'investissement mondiale, cette « cagnotte géante » se trouva à l'origine d'une dette publique et d'un crédit à la consommation élargis, tout comme des bulles spéculatives. Pour ces dernières, les excédents en dollars étaient devenus quelque chose de semblable à un spectre hantant le monde, provoquant des bulles sans précédent dans toutes les économies nationales qui avaient le malheur d'attirer leur attention40.

Cette succession de bulles et de faillites commença en Amérique latine à la fin des années 70. Un afflux de pétrodollars recyclés (stimulé par des taux d'intérêt réels sur le dollar inférieurs à zéro) engendra toute une série d'innovations financières à haut risque (y compris l'infâme « prêt à taux ajustable »), qui toutes s'effondrèrent lorsque les taux d'intérêts furent relevés lors du choc « Volker ». Ce furent les excédents en dollar recyclés du Japon qui sauvèrent l'économie américaine de la déflation qui aurait s'en suivre, et qui permit les programmes de dépenses, encore plus keynésiens, de Reagan. Les États-Unis remercièrent pourtant le Japon de sa bonté en dévaluant le dollar par rapport au yen, au moment des accords du Plaza de 1985, lançant l'économie japonaise dans une bulle de prix des actifs encore plus grosse, qui finit par éclater en 1991. Ceci déclencha à son tour une série de bulles dans les économies du Sud-est asiatique, vers lequel le Japon avait exporté sa capacité productive (afin de contourner un yen fort). Ces économies, tout comme les économies d'Amérique latine qui avaient lié leur monnaie au dollar, implosèrent alors, ce qui était un résultat décalé de la réévaluation du dollar lors des accords inverses du Plaza de 1995. Ceci ne fit que déplacer la bulle vers les États-Unis, lorsque la manne boursière américaine créée par un dollar fort permit l'apparition de la bulle des nouvelles technologies. En 2001, cette dernière se transforma en bulle du logement, lorsque la demande américaine des organismes de crédit se révéla être un débouché insuffisant pour les excédents en dollars mondiaux. Si les deux dernières bulles furent en grande partie confinées aux États-Unis (bien que la bulle du logement se soit aussi étendue à l'Europe), c'est parce que, du fait de sa taille et des privilèges de l'âge, l'économie américaine est à présent la seule à même d'encaisser de façon soutenue l'afflux de ces excédents de dollars pendant un certain laps de temps.

Si l'on replace ce phénomène dans le contexte de l'histoire de la désindustrialisation et de la stagnation décrite plus haut, il devient vraisemblable de l'envisager comme un jeu de chaises musicales dans lequel la diffusion de la capacité productive dans le monde entier, associé à une hausse de la productivité, aggrave sans cesse la surcapacité mondiale. L'excès de capacité n'est alors maintenu en mouvement que par un processus continu qui déplace le poids de cet excès d'une économie ballonnée à l'autre. Ces dernières ne sont capables d'absorber l'excédent qu'en augmentant la dette sur la base de taux d'intérêt à court terme extrêmement bas et de la richesse fictive que cela génère, et dès que les taux d'intérêt commencent à augmenter et que la fièvre spéculative redescend, les bulles ne peuvent que s'effondrer - les unes après les autres.

Nombre de gens ont nommé ce phénomène « financiarisation », un terme ambigu qui suggère la domination croissante du capital financier sur les capitaux industriels ou commerciaux. Mais les histoires d'« essor de la finance », sous toutes leurs formes, masquent à la fois les origines du capital financier et pourquoi il continue à croitre en tant que secteur alors même que la finance a de plus en plus de difficulté à maintenir son taux de retour. Pour la première question, il nous faut observer non seulement la masse d'excédents en dollars, que nous avons déjà décrite, mais aussi la stagnation dans les secteur non financiers qui a fait peu à peu basculer la demande d'investissement vers les introductions en bourse, les fusions-acquisitions, qui engendrent des commissions et des dividendes pour les firmes financières. En ce qui concerne la seconde, la faiblesse des opportunités d'investissements productifs, de pair avec une politique monétaire expansionniste, ont maintenu les taux d'intérêts à court et long terme à des niveaux anormalement bas, qui ont contraint les financiers à prendre de plus en plus de risques afin d'avoir les mêmes retours sur investissement. Cette hausse du niveau de risque (mesure financière de chute de la rentabilité) est à son tour masquée par des « innovations » de plus en plus complexes, exigeant des renflouements réguliers par les gouvernements lorsqu'elles s'effondrent.

Faiblesse sans précédent de la croissance dans les pays à fort PIB sur la période 1997-2009, croissance nulle des revenus des ménages et de l'emploi sur tout le cycle, dépendance quasi complète vis-à-vis du bâtiment et la dette des ménages pour le maintien du PIB - tout ceci témoigne de l'incapacité du capital en excès sous sa forme financière à se recombiner avec du travail excédentaire pour donner un essor aux schémas dynamiques de la reproduction élargie41. Les bulles du milieu du xixe siècle en Europe ont engendré les systèmes ferroviaires nationaux. Même la bulle japonaise des années 80 a laissée derrière elle une capacité productive qui n'a jamais été pleinement utilisée. Au contraire des deux bulles centrées sur les États-Unis des dernières décennies qui n'ont produit qu'un enchevêtrement de câbles de télécommunication dans un monde de plus en plus « sans fil » et de vastes étendues d'habitats qui ne peuvent perdurer économiquement et écologiquement. L'« option Greenspan » - la stimulation d'un « boom dans la bulle » - fut un échec. Elle a simplement montré que les retours s'amenuisaient lorsqu'on injectait plus de dette dans un système déjà surendetté.

… Et la Chine ?

Une objection courante à l'explication que nous avons donnée jusqu'à présent serait de souligner que la Chine se présente comme une exception manifeste à ce panorama de stagnation générale, en particulier dans la mesure où on relie cette exception à des tendances, générales par ailleurs, de désindustrialisation et de sous-emploi. Bien sûr, ces dernières années, la Chine est devenue une usine globale, mais elle ne l'a pas fait en ouvrant de nouveaux marchés ou en innovant avec de nouvelles techniques de production, mais bien en mettant massivement sur pied sa capacité productive aux dépens d'autres pays42. Tout le monde pense que cette expansion a du entrainer une augmentation historique de la taille de la classe ouvrière chinoise, mais c'est tout simplement faux. Les dernières statistiques montrent que, au final, la Chine n'a pas créé de nouveaux emplois dans la production entre 1993 et 2006, le nombre total de ces travailleurs approchant les 110 millions de personnes43. Ce n'est pas aussi surprenant que cela pourrait paraître à première vue, et ce pour deux raisons.

Premièrement, durant les vingt dernières années, le développement des nouvelles industries du sud - au départ fondées sur les exportations au départ de Hong-Kong et Taiwan - a suivi l'allure du démantèlement du nord-est industriel, datant de la période maoïste. Cela peut fournir une explication partielle quant à savoir pourquoi la Chine, contrairement à l'Allemagne, le Japon ou la Corée (plus tôt dans la période d'après-guerre) n'a pas connu de hausse des salaires réels pendant ces décennies de taux de croissance miraculeux.

Deuxièmement, la Chine n'a pas fait que croitre sur la base d'un système de production intensif en travail. Ses bas salaires lui ont permis d'être concurrentielle sur tout un ensemble d'industries, des textiles et des jouets aux voitures et aux ordinateurs. L'incorporation des innovations permettant d'économiser du travail dans les entreprises des pays en développement, y compris la Chine, impliquait que, même avec une expansion géographique croissante, chaque ensemble de pays en voie d'industrialisation est parvenu à des taux d'emploi plus faibles (en comparaison de la force de travail totale). Ce qui revient à dire que non seulement la Chine a perdu des emplois industriels dans ses plus vieilles branches, mais que les nouvelles ont absorbé tendanciellement moins de travail par rapport à la croissance de la production.

Au xixe siècle, quand l'Angleterre était l'atelier du monde, 95 % du monde était composé de paysans. Aujourd'hui, lorsque la vaste majorité de la population mondiale dépend des marchés mondiaux pour sa survie, la capacité qu'a un pays de produire pour les autres conduit à la ruine, à la fois pour ceux qui doivent être maintenus dans la pauvreté afin de maintenir les prix à l'exportation et pour les immenses multitudes dont le travail n'est plus nécessaire, mais qui, de la même façon, ne peuvent plus compter sur leurs ressources propres pour survivre. Dans ce contexte, le reliquat de paysannerie mondiale ne peut plus servir d'arme pour la modernisation, c'est-à-dire comme une réserve de travail et de demande en consommation sur laquelle s'appuyer pour accélérer la cadence de l'industrialisation. Il devient un simple excédent. C'est vrai en Inde et en Afrique subsaharienne - et en Chine.

Conclusion

Aujourd'hui, ceux qui parlent de « croissance sans emplois » sont légion, mais, si la « loi générale de l'accumulation capitaliste » s'applique, alors toutes les relances capitalistes sont en tendance sans emplois. La propension des industries parvenues à maturité à éjecter du travail, tout en facilitant la reproduction élargie, tend aussi à consolider une surpopulation qui n'est pas entièrement absorbée par l'expansion qui s'ensuit. Cela est dû à l'adaptation des technologies permettant d'économiser du travail à travers les branches, ce qui signifie que la production de nouveaux produits tend à faire usage des processus de production les plus innovants. Les processus innovants n'ont pourtant pas de limite de durée, et ils se généralisent aux nouveaux et anciens capitaux, alors que les produits innovants sont intrinsèquement limités quant à leur capacité à générer une croissance nette de la production et de l'emploi. Le problème est ici que les produits innovants ne doivent pas simplement apparaître à une cadence accélérée pour absorber l'excédent éjecté par les processus innovants, c'est qu'une accélération de l'innovation dans les produits amène elle-même une accélération de l'innovation des processus44.

Pour autant, si la « loi générale » a été mise entre parenthèses pendant la plus grande partie du xxe siècle, pour les raisons que nous avons soulignées précédemment, on ne peut imputer la croissance actuelle mondiale des masses de sous-emploi à cette réaffirmation, du moins pas de façon simple. Parce que le devenir du capital excédentaire pervertit celui du travail excédentaire dont parlait Marx, et pas seulement dans les formes que nous avons déjà décrites. Plus important, le capital excédentaire établi sur les marchés monétaires internationaux durant les trente dernières années a dissimulé certaines des tendances à la paupérisation absolue, par la dette croissante des ménages ouvriers. Cette tendance, qui a empêché une chute vertigineuse de la demande au niveau global, a de la même façon empêché toute possibilité de reprise, qui ne pourrait passer que par la « liquidation de valeurs capital » et par la « libération de travail ». Parce qu'alors que la dévaluation des actifs pourrait amener la possibilité d'un nouveau boom d'investissement, la dévalorisation de la force de travail ne conduirait, dans ce contexte, qu'à des niveaux plus élevés de défauts de paiement des consommateurs et à des effondrements financiers plus graves45. C'est donc non seulement sa capacité à générer de l'emploi, mais la viabilité de la reprise elle-même qui restent indécises aujourd'hui.

Les décennies à venir peuvent amener une série d'explosions, si l'État ne parvient pas à gérer les pressions déflationnistes mondiales, ou elles peuvent être l'occasion d'un long et lent déclin. Bien que nous ne soyons pas enclins au catastrophisme, nous mettons en garde ceux qui pourraient oublier que histoire s'emballe parfois de façon imprévisible. Quoi qu'il en soit, la catastrophe que nous attendons n'est pas écrite au futur, mais est juste le prolongement du présent selon son épouvantable tendance. Nous avons déjà été témoins de décennies d'appauvrissement et de chômage. Ceux qui disent, à propos des pays toujours industrialisés, que « ce n'est pas si mal », que les gens tiendront bon - en un mot, que le prolétariat est devenu indifférent à sa misère - verront leur hypothèse mise à l'épreuve par les années qui viennent, avec des niveaux d'endettement décroissant et les revenus des ménages continuant sur leur tendance à la baisse. Dans tous les cas, pour une immense partie de la population mondiale, il est devenu impossible de nier l'abondance de preuves de la catastrophe. Toutes les questions de l'absorption de cette humanité en excès ont été mises en sommeil. Cette population n'existe que pour être gérée : séparée dans les prisons, marginalisée dans les ghettos et les camps, disciplinée par la police et anéantie par la guerre.

  1. Cet article a été coécrit par Aaron Benanav et Endnotes.
  2. FAOSTAT, Organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, <http://faostat.fao.org/>
  3. Robert Rowthorn et Ken Coutts, « Deindustrialisation and the Balance of Payments in Advanced Economies » (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, soumission n° 170, mai 2004), p. 12.
  4. En remarquant que la tendance du capital à générer une raréfaction des emplois parmi une abondance de biens (qui sont de ce fait rendus limités artificiellement par rapport à la demande effective), nous n'apportons pas d'eau au moulin des revendications pour « plus d'emploi ». Comme nous le verrons, de telles revendications seront futiles tant que la vente du travail de chacun reste la principale façon d'obtenir des moyens de subsistance.
  5. Cette nécessité ne survient pas toujours par le biais des moyens violents dont parle Marx. Au xxe siècle, de nombreux paysans ont perdu un accès direct à la terre, non par l'expropriation mais plutôt par une division excessive de leurs possessions, lorsque la terre était transmise de génération en génération. Devenant alors de plus en plus dépendants du marché, les petits fermiers se trouvèrent désavantagés par rapport aux fermiers plus importants et finirent par perdre leur terre. En Europe, ce processus fut achevé dans les années 50 et 60. À l'échelle globale, il commence maintenant à être quasiment achevé - à l'exception de l'Afrique subsaharienne, de pans de l'Asie du sud-ouest et de la Chine.
  6. Marx fait parfois référence à la reproduction simple comme à une hypothèse abstraite - le capitalisme sans croissance -, mais en rester là c'est manquer ce que ce concept nous indique du mécanisme interne du processus d'accumulation. Le chapitre sur la reproduction simple conclut : « Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié. » (Marx, Le Capital, Livre I, chap. xxiii)
  7. Marx, Le Capital, Livre I, chap. xxiii
  8. Les marxistes ont eu tendance à éviter les questions de demande du fait d'un prétendu monopole néoclassique sur ce discours, mais Marx n'avait pas de telles réticences. La contrainte à l'élargissement des marchés et à la lutte pour les parts de marché est fondamentale pour le fonctionnement de la loi de la valeur. Par exemple, Marx, Le Capital, Livre I.
  9. La saturation est un problème non du montant absolu, acheté et vendu, d'un produit, mais d'un rapport modifié entre les taux de croissance de la capacité et de la demande.
  10. Ce processus ne s'applique qu'aux industries de biens de consommation. Les industries de biens de capital tendent à s'accroitre et à se contracter en fonction des besoins des biens de consommation particuliers qui « conduisent » chaque cycle. Mais le rapport entre les deux « sections » n'est jamais aussi simple. Comme nous le verrons, les « processus innovants » économisant du travail dans la section I peuvent conduire à des « produits innovants » dans la section II, élargissant le marché dans son ensemble.
  11. Marx, Le Capital, Livre 1, Chap xxv-3.
  12. Joseph Schumpeter, Business Cycles: a Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process Les cycles des affaires, Martino Pub, 2005.
  13. Secular deterioration, détérioration sur une durée très longue, par opposition à un événement ponctuel - N.D.T.
  14. Bien que premier dans la série, la version publiée de ce livre - écrite en 1866-67 - vient en fait après le livre III, dont la plupart des matériaux furent écrits en 1863-65. Il est donc plausible de supposer qu'on peut attribuer les parallèles frappants entre le chapitre 25 du livre I et le chapitre 15 du livre III au fait que Marx a introduit des éléments clés des matériaux du livre 3 dans le livre I à paraître, anticipant les difficultés à finir le livre III en un temps raisonnable.
  15. Marx, Le Capital, Livre 1, Chap xxv-4.
  16. Cette surpopulation ne doit pas se trouver complètement « en dehors » des rapports sociaux capitalistes. Le capital peut ne pas avoir besoin de ces travailleurs, ils ont toujours besoin de travailler. Ils sont donc contraints de se proposer pour les formes les plus abjectes d'esclavage salarié, sous la forme de services et de productions minables.
  17. Les citations proviennent de Marx, Le Capital, Livre 1, Chap. xxv-3.
  18. Marx, Le Capital, Livre 1, Chap. xxv-2
  19. Marx envisage parfois cela comme une crise révolutionnaire : « Un développement des forces productives qui aurait pour effet de diminuer le nombre absolu des ouvriers et de permettre à la nation tout entière de produire en moins de temps tout ce dont elle a besoin, provoquerait une révolution, parce qu'il mettrait sur le pavé la plus grande partie de la population. » (Marx, Le Capital, Livre 3, Chap. xv)
  20. Marx, Le Capital, Livre 1.
  21. Marx, Le Capital, Livre 1, Chap. xxv-3. Le texte anglais ajoute « et elle le fait d'une façon qui va toujours grandissante ».
  22. Capital, trad. Ben Fowkes, Penguin, 1976, p. 764, cf. trad. française de Roy, Marx, Le Capital, Livre 1, Chap. xxv-1. -- N.d.T. Les italiques ont été ajoutés.
  23. Dans cet article, nous avons choisi d'utiliser les appellations « fort PNB »/« faible PNB » (PNB par tête) pour décrire la division du monde entre une minorité opulente d'États capitalistes et une majorité plus pauvre. Nous adoptons ces termes qui ne sont pas entièrement satisfaisants parce qu'ils ne sont pas liés à des analyses et des théories politiquement douteuses que comportent les autres divisions (par exemple : premier monde/tiers monde, centre/périphérie, développé/sous-développé, impérialiste/opprimé).
  24. Dans la suite, nous traitons du second phénomène. Pour une explication du premier, voir l'article « Notes sur la nouvelle question du logement » "Notes on the Nex Housing Question", Endnotes 2.
  25. La différence entre l'économie de temps que le transport ferroviaire offrait au consommateur et l'économie de temps et de travail qu'il offrait au capitaliste était elle-même une différence qui devait s'estomper, dans la mesure où la notion de temps, comme ressource rare, devant être allouée avec un maximum d'efficacité, en vint à dominer toute la société.
  26. « Ce n'est pas simplement qu'une accumulation plus rapide du capital total, rendue plus rapide par une progression toujours croissante, soit requise afin d'absorber plus de travailleurs, ou même, à cause de la métamorphose permanente de l'ancien capital, afin de maintenir ceux des employés déjà en fonction. A son tour, cette centralisation et accumulation croissante devient source de nouvelles transformations de la composition du capital, d'une diminution plus rapide de sa partie variable, relativement à sa partie constante. », Marx, Capital, Vol. 1 (MECW 35) - traduction non disponible, N.d.T.
  27. Voir Beverly Silver, Forces of Labour (Cambridge University Press, 2003).
  28. Dans aucun pays (à l'exception de la Grande-Bretagne) la désindustrialisation n'a induit un déclin du rendement industriel réel. En 1990, la production industrielle représentait toujours 46 % des profits américains, mais seulement 14 % de la force de travail.
  29. Robert Rowthorn et Ramana Ramaswany, « Deindustrialisation: Causes and Implications » (Document de travail du FMI 97/42, avril 1997).
  30. Jonathan Gershuny, After Industrial Society?: the Emerging Self-Service Economy (Humanities Press, 1978).
  31. Marx, « Résultats de procès de production immédiat ».
  32. De nombreux emplois de services n'existent que du fait des différentiels de salaire - c'est-à-dire de l'inégalité sociale massive. Marx remarquait que les domestiques étaient plus nombreux que les travailleurs industriels dans l'Angleterre victorienne (Marx, Le Capital, Livre I). Avec la hausse des salaires, il devenait de plus en plus intenable pour les maitres de maison (tels que Marx) d'employer des domestiques. Durant la plus grande partie du xxe siècle cette force de travail sans ressources fut reléguée aux oubliettes, pour finir par réapparaitre sous la forme de travailleurs des « services » aux quatre coins du monde moderne.
  33. Sukti Dasgupta et Ajit Singh « Will Services be the New Engine of Indian Economic Growth? », Development and Change 36 : 6 (2005).
  34. Cela ne veut pas dire que le monde est surpeuplé par rapport à la production de nourriture. Comme nous l'avons montré, l'exode rural est lié à une hausse massive de la productivité agricole. La production de nourriture par personne a augmenté constamment même alors que la croissance de la population ralentit avec l'achèvement futur de la transition démographique mondiale. Elle serait même plus élevée si la surproduction de céréales n'avait pas conduit à subventionner l'alimentation en maïs des animaux pour la production de viande. Il n'y a rien de malthusien dans le concept marxien de surpopulations, qui sont excédentaires en regard de l'accumulation capitaliste et de rien d'autre.
  35. Voir Mike Davis, Planète bidonvilles, Ed. Ab Irato, 2005.
  36. « Il n'y a rien de contradictoire à ce que cette surproduction de capital soit accompagnée d'une surpopulation relative plus ou moins considérable. Car, les circonstances qui accroissent la productivité du travail, augmentent les produits, étendent les débouchés, accélèrent l'accumulation comme masse et comme valeur et font tomber le taux du profit, sont aussi celles qui provoquent continuellement une surpopulation relative d'ouvriers, que le capital en excès ne peut pas occuper parce que le degré d'exploitation du travail auquel il serait possible de les employer n'est pas assez élevé ou que le taux du profit qu'ils rapporteraient pour une exploitation déterminée est trop bas. » Le Capital, Livre III, Chap XV-3
  37. Daniel Brill, « The Changing Role of the United States in the World Economy », dans Europe and The Dollar in the World-Wide Desequilibrium, de John Richard Sargent, Mattijs van den Adel, Ed. Brill, 1990, p. 19.
  38. La plupart des marxistes attribuent l'inflation de cette période soit à l'explosion du déficit du budget américain (dû en grande partie à la guerre du Vietnam) soit à la puissance croissante des luttes ouvrières. Pour autant, Anwar Shaikh démontre de façon convaincante que l'excès de demande par rapport à l'offre réduite, dont l'inflation est le signe, ne se rapporte ni au plein emploi, ni à la résistance du travail, mais bien au niveau maximum d'accumulation, ou la capacité maximale du taux de profit - dont le déclin durant cette période est le facteur déterminant de la stagflation. Anwar Shaikh, « Explaining Inflation and Unemployment », dans Contemporary Economic Theory, Andriana Vachlou, Ed. Macmillan, 1999.
  39. Voir Michael Hudson, Super Imperialism: The Origin and Fundamentals of U.S. World Dominance, Ed. Pluto Press, 2003.
  40. Ce qui suit doit beaucoup à l'analyse de Robert Brenner. Voir en particulier la préface de la traduction espagnole de Economics of Global Turbulence: 'What is Good for Goldman Sachs is Good for America: the Origins of the Current Crisis', 2009.
  41. Josh Bivens et John Irons 'A Feeble Recovery: The fundamental economic weaknesses of the 2001-07 expansion,' EPI Briefing Paper no. 214, Economic Policy Institute (2008).
  42. Dans les années 90 le Japon a délocalisé ses industries les plus intensives en travail vers les pays en développement de l'Asie - d'abord les Quatre dragons asiatiques, puis les pays de l'ASEAN et ensuite la Chine. Mais l'absorption des industries par la Chine a remis en cause la hiérarchie de la production dans la région.
  43. Erin Lett et Judith Banister, 'Chinese manufacturing employment and compensation costs: 2002-2006,' Monthly Labor Review no. 132 (avril 2009), p. 30.
  44. Voir note 26 ci-dessus.
  45. Voir Paulo Dos Santos, 'At the Heart of the Matter: Household Debt in Contemporary Banking and the International Crisis,' Research On Money And Finance, Discussion Paper no. 11 (2009). Du côté du capital, Phelps et Tilman mettent en exergue une séries de limites au potentiel des innovateurs à mettre la crise à profit : Edmund Phelps et Leo Tilman, 'Wanted: A First National Bank of Innovation' Harvard Business Review (janvier-février 2010).

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